En juillet 2017, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) a établi le Réseau des médiatrices africaines, couramment appelé FemWise-Africa, afin de renforcer le rôle des femmes dans la prévention et la médiation des conflits. La place donnée au réseau FemWise-Africa dans l’Architecture africaine de paix et de sécurité (APSA), en tant que mécanisme auxiliaire du Groupe des Sages et du Réseau panafricain des Sages (PanWise), relève d’une stratégie visant à le mettre en situation de formuler et de promouvoir des politiques, et de réduire ainsi l’écart dans la mise en œuvre des engagements en matière d’inclusion des femmes dans le rétablissement de la paix en Afrique. Un bon nombre d’étapes importantes vers la mise en œuvre complète de ce nouveau mécanisme ont déjà été franchies.
Les sceptiques qui ont suivi de près les avancées de l’UA dans l’établissement de normes et politiques destinées à renforcer le rôle des femmes dans les processus de paix et de sécurité pourraient être tentés de demander : pourquoi encore un autre mécanisme ? Cette question se justifie, d’autant plus que les structures déjà mises en place pour autonomiser les femmes et promouvoir des réponses genrées aux défis du maintien de la paix et de la prévention des conflits ont donné, au mieux, des résultats inégaux.
Pour donner tort aux sceptiques, le réseau FemWise-Africa a besoin de remettre en question certains présupposés fondamentaux de la médiation, qui n’ont pas évolué assez vite pour s’adapter à la nature changeante des conflits modernes. Il faudrait pour cela qu’il s’inscrive dans une dynamique ou la finalité de son action est de pérenniser la paix et non uniquement de prévenir les conflits ou créer la stabilité. Cela nécessiterait aussi de prendre des mesures pour se prémunir contre certaines pratiques qui auraient pu, sans qu’on le sache, entraver le potentiel d’initiative des médiatrices au sein du reseau et limiter leur action à des réalisations programmatiques isolées, faisant souvent l’objet d’une mise en récit anecdotique à l’échelle purement locale.
La médiation sous pression
Les conflits contemporains font intervenir un mélange explosif d’acteurs étatiques et non étatiques dont les idéologies et les conceptions du monde ne se prêtent pas facilement à un règlement des différends par voie de médiation, et qui ne semblent pas « souffrir » suffisamment de la situation conflictuelle pour négocier et accepter un compromis. Cette dynamique affaiblit les moyens de pression dont disposent les organisations multilatérales pour amener les parties à la table des négociations. Qui plus est, les pressions exercées pour maintenir certains acteurs figurant sur des listes de groupes terroristes à l’écart de cette table posent des difficultés supplémentaires, même pour les médiatrices et médiateurs chevronnés. Et lorsque les négociations finissent par aboutir à un règlement, celui-ci est souvent dicté par les intérêts de clocher d’élites nationales concurrentes accordant plus d’importance au pouvoir qu’à la gouvernance, ainsi que par des ambitions régionales et mondiales qui le précarisent. Le nombre de processus de paix au point mort témoigne de l’impact de ces facteurs.
En dépit de ces changements, la médiation continue de s’exercer selon un vieux paradigme consistant à amener deux parties ou plus à se réunir — de leur plein gré ou à marche forcée — sous les auspices de tiers désintéressés, dans l’espoir qu’elles parviendront à un accord, celui-ci se concluant souvent par une poignée de main publique. Il est clair que ce modèle est largement dépassé eu égard aux réalités des conflits contemporains.
La médiation en vue de pérenniser la paix
Des chercheurs qui se penchent expressément sur la paix comme objet d’étude ont établi que celle-ci ne s’obtient pas simplement en éliminant les causes de conflit ou les sujets de litige. L’arrêt des hostilités et la consolidation de la paix constituent deux processus distincts, quoiqu’intimement liés. Ceux qui peuvent convenir de mettre fin à la guerre ne sont pas nécessairement ceux qui peuvent imaginer et créer une société juste. Par conséquent, une démarche visant surtout à « faire taire les armes » ne peut pas fonctionner sur le long terme si elle ne s’attache pas aussi à résoudre les injustices sociopolitiques et le déni des droits de l’homme. L’analyse d’une somme d’études de cas montre que, même si les accords conclus par des poignées de main entre dirigeants peuvent interrompre la violence, ils ne durent pas, à moins d’être accompagnés ou suivis d’une participation plus large de la société et étayés par un contrat social résilient.
Vu sous le prisme de de pérennisation, la paix est plus qu’une simple absence de violence. La paix est la présence des conditions qui l’entretiennent et la pérennisent, notamment, à travers, entre autres, une gouvernance responsable et inclusive, l’accès à la nourriture et à l’eau potable, l’éducation des femmes et des enfants, la protection contre les violences physiques et la défense des autres droits imprescriptibles de l’homme. Il s’agit alors d’une « paix positive ».
On compare souvent la paix à un arbre, qui pousse de bas en haut. FemWise-Africa, à l’instar des autres réseaux de médiatrices nouvellement créés, a mis l’accent sur la mobilisation du potentiel d’initiative des femmes sur le terrain à l’échelon local, et ce avec raison, car elles tendent à être les gardiennes des valeurs de paix même au milieu de la dévastation. Ce sont souvent des femmes qui — en essayant de survivre aux guerres sans recourir à la violence, en prenant des initiatives audacieuses pour empêcher les litiges d’entraîner la violence intercommunautaire et en réparant les relations rompues — négocient les cessez-le-feu locaux avec les groupes armés pour rendre possibles les secours humanitaires, le mouvement des familles et la fourniture des services essentiels.
Cependant, pour obtenir par la médiation des solutions qui favorisent une paix positive, il est capital que les efforts comme ceux de FemWise-Africa dépassent la célébration des initiatives héroïques des médiatrices locales et tirent parti de leur savoir et de leur expertise pour influencer les processus de médiation « de premier plan » aux niveaux national et international. Plus important encore, le réseau FemWise-Africa devrait potentialiser son initiative conceptuelle non seulement pour combler les carences des pratiques actuelles de la médiation, mais aussi pour définir la signification de la paix et de la sécurité et la manière de les instaurer dans les environnements extrêmement complexes des conflits contemporains.
Commencer par arrimer les initiatives locales aux efforts nationaux
L’articulation des processus de médiation locaux et internationaux est une tâche difficile, qui serait plus ardue encore si elle s’effectuait sans passer par le niveau national. Par conséquent, le réseau FemWise-Africa devrait tirer parti de sa position stratégique au sein du Département paix et sécurité de l’UA pour recommander l’adoption de lois nationales et régionales assurant la promotion et la protection des droits fondamentaux des femmes et ouvrant la voie à leur participation pleine et entière au processus de décision national. Comme l’a déclaré le Ministre algérien des affaires étrangères à la seconde Assemblée générale du réseau FemWise, « si les femmes ne participent pas au processus de décision dans leur société, il leur sera difficile de participer aux décisions liées à la résolution des conflits et à la promotion de la paix ». À cet égard, le Réseau de leadership des femmes africaines pourrait apporter de précieux conseils.
Les écueils à éviter
Il y a quelques écueils à éviter dans l’action visant à mobiliser le potentiel des médiatrices au niveau local. L’un d’eux réside dans le fait qu’en œuvrant à autonomiser les femmes exclusivement à ce niveau, on risque de perpétuer la distinction entre la consolidation de la paix conçue comme la part « non technique » du travail, visant à régler les problèmes sociaux et communautaires, et le rétablissement de la paix conçu comme une entreprise relevant seulement des négociations officielles « de premier plan » dominées par les hommes.
Un autre écueil consiste à confondre présence des femmes et promotion de l’égalité des sexes, ou à perpétuer l’idée selon laquelle seules les femmes représenteraient les points de vue et préoccupations de leur sexe. Les réponses genrées aux problèmes de paix et de sécurité ne devraient pas être le seul apanage des femmes ne devraient pas l’être. Les hommes peuvent être des alliés dans la mise en avant et la résolution des problèmes que les femmes soulèvent et qui se posent souvent à la société dans son ensemble. Les hommes peuvent aussi contribuer au recadrage des perceptions culturelles et à la promotion de politiques ouvrant aux femmes des espaces de participation véritable à la prise de décisions. À cet égard, FemWise pourrait envisager de créer un réseau virtuel et informel réunissant des médiateurs africains expérimentés et d’autres hommes d’influence sur la scène panafricaine et internationale, puis de faire appel à eux pour promouvoir sa vision et sa mission. Cette initiative pourrait s’inspirer de la campagne HeForShe, un mouvement mondial de solidarité pour l’égalité des sexes lancé par l’ONU en 2014.
Le piège du renforcement des capacités
Le réseau FemWise compte parmi ses membres quelques rassembleuses d’exception ayant joué des rôles importants dans des initiatives de médiation nationales ou lancées par l’UA. Si un besoin de renforcement des capacités se faisait sentir chez FemWise, il est essentiel de veiller à ce que tout atelier de formation ou de développement des compétences tire parti des connaissances et de l’expérience existant déjà dans le groupe. À cet égard, les activités de formation de l’ACCORD destinées aux réseaux de médiatrices pourraient constituer un pas dans la bonne direction.
Il ne faut pas oublier non plus que la formation à la médiation n’est pas une fin en soi et que son contenu doit viser, au-delà de l’atelier, à la réalisation d’objectifs bien définis. Autrement, il est possible de se laisser prendre au piège de croire qu’il suffit de dispenser une formation aux médiatrices pour obtenir la paix. Des études empiriques ont montré que cela ne conduit pas nécessairement à la signature d’un plus grand nombre d’accords ou à une paix plus durable.
Savoir c’est pouvoir
Le programme de FemWise-Africa est ambitieux et innovant. Pour le réaliser et contribuer durablement à la paix et à la sécurité sur le continent, le réseau a besoin de ressources humaines et financières prévisibles lui permettant non seulement de faire son travail, mais aussi de produire et de diffuser, en partenariat avec des groupes de réflexion d’Afrique et d’ailleurs, des connaissances propres à potentialiser le rétablissement de la paix sur le continent. Il pourrait s’agir notamment d’analyser les bonnes pratiques et les enseignements tirés de la participation réussie des femmes à la conception, à la mise en œuvre et à la direction des efforts de médiation à tous les niveaux. À cet égard, les études concernant la médiation interne et son impact positif sur le rétablissement de la paix pourraient être une ressource utile.
Il pourrait également s’agir d’analyser, dans une perspective genrée, les raisons pour lesquelles tant de processus de paix africains sont au point mort et ont besoin d’être relancés. Cette analyse servirait au minimum à élucider ce qui empêche la médiation d’être efficace, et par conséquent à corriger certaines pratiques actuelles qui n’ont pas débouché sur une paix stable. Les connaissances ainsi produites pourraient aussi venir enrichir les études de cas utilisées dans les ateliers de formation et de perfectionnement destinés aux médiatrices en devenir.
Le savoir forgé par l’expérience, c’est le pouvoir, et la force des transformations catalysées par les mouvements de femmes autour du monde suffit à dissiper les doutes à ce sujet. Si le réseau FemWise-Africa parvenait à transformer la médiation en la rendant apte à résoudre les conflits endémiques de l’Afrique, il pourrait changer la donne en faveur de la pérennisation de la paix.
Youssef Mahmoud est conseiller sénior à l’International Peace Institute (IPI). Cet article est basé sur une allocution prononcée à l’occasion du séminaire de haut niveau sur la pérennisation de la paix et les médiatrices africaines, organisé par la Mission permanente d’Observation de l’Union africaine auprès des Nations Unies, la Mission Permanente de la Belgique auprès des Nations Unies et par l’IPI le 25 avril 2018.